La plus grande proposition de quilts du monde

Sears Roebuck Company, l’une des plus grandes chaines de distribution de détail du monde, est un des fleurons de l’économie de Chicago. Pour l’exposition universelle de 1933, ils se devaient de faire une manifestation d’envergure pour toucher le grand public féminin, cible principale de leur commerce. Ils ont donc lancé dans tout le pays une collecte de quilts pour faire une grande exposition-concours. Le succès a été phénoménal puisque, peut-on l’imaginer, 25 000 quilts furent enregistrés !!! Après différentes sélections locales puis régionales, 30 quilts seulement finirent à l’Exposition Universelle… et le choix fut largement contesté.
Voici une infime part des quilts proposés :5B-9D-8-461-Dmwc0165B-9D-2-461-Dmwc0025B-9D-2E-461-Dmwc2105B-9D-4-461-Dmwc007

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Des détails sur ce quilt ici. Il fut exposé lors de la superbe rétrospective de quilts rouge&blanc à New-York en mars 2011.

Quels sont les ingrédients de ce succès ? Dans cette période noire de crise économique majeure, ce concours était fort attractif : le premier prix serait doté de 1 000 $ et de nombreux autres prix, régionaux ou nationaux, se partageraient la somme fabuleuse de 6 500 $… Beaucoup de gagnants car de nombreux lots ne se sont élevés qu’à 2 ou 5 $ ! De quoi faire rêver les Américaines dans le besoin et parfois même la misère, d’autant plus que les calculs d’estimation donnent un pouvoir d’achat de 10 dollars actuels pour 1 dollar de 1933… Le premier prix est donc d’à peu près 10 000 dollars ou 7 500 euros, pour vous donner une idée !!!

Les conditions d’entrée d’un quilt étaient simplement d’avoir été créé récemment et jamais encore exposé : les organisateurs voulaient une expo de nouveautés et non une rétrospective de quilts anciens. Sears se chargeait aussi, dans ses magasins et catalogues, de donner des conseils pour les néophytes. La société organisatrice souhaitait faire consommer mais aussi voulait que cette exposition soit la vitrine de l’air du temps.  Alors très vite l’engouement pour la fabrication de quilts dans tout le pays s’est propagé, de très nombreuses femmes ont fait leur premier ouvrage dans l’espoir de gagner une part du gros gâteau offert par Sears ! La joie de quilter redonna de l’entrain, l’espoir de gagner insuffla de la joie, et toutes furent fières de participer… C’est ainsi que des milliers de quilts furent faits au cœur de la Grande Dépression.

Concours lancé en janvier 1933, délai de dépôt à la mi-mai : pas une minute à perdre !

arrivée des quilts - ouverture par les employés de Sears

Arrivée des quilts – ouverture par les employés de Sears

Barbara Brackman et Merikay Waldvogel racontent dans le livre ci-dessous leur longue enquête sur l’organisation de cet événement majeur pour les quilteuses de l’entre-deux guerres et leur recherche des quilts gagnants*.51FLJa1cy6L._

Elles évoquent aussi les conditions de travail de ces quilteuses, leurs inspirations… Savez-vous par exemple qu’en raison de la cherté des tissus en période de crise, certaines femmes ne cousaient qu’avec 1/8e d’inch (3 à 4 mm) de marge de couture ? Avec très peu de moyens, elles ont pourtant cousu d’époustouflants compas de mariniers et tant d’autres merveilles…

On imagine donc que le premier prix serait un quilt absolument extraordinaire! Barbara Brackman exprime clairement sa déception au vu des photos du quilt gagnant :

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Margaret Rogers Caden de Lexington (Kentucky), a gagné le grand prix tant convoité avec son quilt intitulé « Star of Bluegrass » (environ 180 x 230 cm), ouvrage aux blocs piécés parfois appelés « Harvest Star », « étoile de la moisson ». La dominante verte (vert nil) très à la mode en tissus unis de la collection de Sears, a peut-être influencé le jury, mais aussi les très fins petits points de quilting et, plus sûrement encore, le trapunto qui rehaussait les feuilles ou plumes du matelassage. Mais par rapport à tant d’autres quilts présentés, celui-ci fait quand même bien pâle figure… Est-ce un choix par défaut, faute de consensus ?…5B-AA-34-489-Dmwc148Les juges de Sears examinent le quilt ayant remporté le Premier Prix.

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Comme prévu, le quilt grand gagnant est offert à la Première Dame Eleanor Roosevelt. Exposé pour la seconde saison en 1934, le quilt a ensuite disparu.

On peut se dire simplement « tant mieux pour cette dame qui a gagné, même si on n’aurait pas personnellement voté pour elle ». Oui mais… Le scandale est ailleurs. Cette dame tenait avec sa sœur un magasin de tissus dans sa ville et elle mit sur pied une quilting bee de quatre personnes (Ida Rohrer, Allie et Ruth Price, Mattie Black), les rétribuant, certes, mais si peu. Elle créa le modèle, les dirigea, mais n’en fit aucun point, alors qu’elle certifie par écrit, à l’inscription du quilt, que cet ouvrage fut entièrement fait par elle seule ! De nombreux quilts proposés au concours étaient officiellement cousus à plusieurs mains, mais Margaret Caden a choisi d’évincer ses Bees qui ne verront pas un cent des 1 000 $…5B-AA-36-489-Dmwc106

Dans le journal local, on fait état de l’éclatante victoire du « génie du Kentucky », avec la photo du chèque. Qu’est devenue cette dame après avoir encaissé le pactole ? Peut-être partie en retraite dorée en Floride, là où elle avait déjà des liens. Une des « bees » a dénoncé le scandale quelques années plus tard, montrant des preuves de sa participation au quilt (des morceaux de tissus, des essais de trapunto)

Barabara Brackman ne perd pas l’espoir de retrouver ce fameux quilt, même si les inventaires de la Maison Blanche ont vite perdu trace de l’ouvrage gagnant. Le modèle de ce quilt a été ultérieurement vendu sous le nom de « Mountain Mist Pattern n° 100 Star of Bluegrass », on en a donc plusieurs copies. On doit dire aussi que le trapunto connut ses années de gloire aux Etats-Unis à la suite de ce prix, mais l’indélicatesse flagrante de la gagnante entache toute l’histoire.

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Quilt fait à partir du modèle publié en 1948 (quilteuse inconnue)  copié du quilt imaginé par Margaret Caden.

Sources internet pour plus de détails :

http://www.quiltindex.org/essay.php?kid=3-98-3B
http://www.quiltindex.org/fulldisplay.php?kid=5B-9D-4F
http://quilting.about.com/od/History-of-Quilts/ss/1933-A-Century-of-Progress-Quilt-Scandal.htm
http://www.quilt.com/collector/feature.html


*A noter l’extraordinaire travail d’historiennes mené par Merikay Waldvogel et Barbara Brackman. On peut trouver dans www.quiltindex.org des fiches extrêmement complètes sur les quilts exposés, leurs créateurs (quelques hommes!), leur propriétaire actuel… Fiches tellement précises (origine sociale, ethnique, religieuse…) qu’on n’aurait pas le droit de les faire en France !

26 commentaires sur « La plus grande proposition de quilts du monde »

  1. beaucoup d’histoires pourraient s’écrire de la même façon, les heureux gagnants ne sont pas toujours les plus méritants (je pense en particulier à un célèbre montagnard qui sans son sherpa n’aurait jamais réussi à gravir l’Everest et qui s’est attribué la victoire sans jamais parler de son « bee »)

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    1. Comparaison très judicieuse !
      Cette histoire est un peu comme une fable de La Fontaine : la gagnante s’est probablement enfuie avec son argent et le quilt a disparu, alors que sa place devrait être bien en vue dans un Musée !
      Bien mal acquis…

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  2. Passionnant ton article et une exposition de 25 000 quilts, cela devait être impressionnant. Comment choisir The quilt, cela n’a pas dû être évident et maintenant qu’on sait qu’il y a eu tricherie … Merci pour toutes ces recherches que tu fais et que tu partages. Bon week end.

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    1. Comment une seule dame -même rapide, douée et japonaise- pourrait faire autant de quilts – pas des minis! – et de livres par an tout en étant par monts et par vaux ? Pour plusieurs grands noms actuels du patchwork japonais, il s’agit d’une entreprise, d’une organisation professionnelle qui n’existe pas chez nous…

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  3. Barbara Brackman fait un formidable travail historique d’investigation…et nous avons une chance inouïe que tu nous la fasses partager…C’est injuste pour beaucoup de quilteuses qui ont joué le jeu dans les règles mais, il y aura toujours des tricheurs. La vérité éclate toujours au grand jour n’est-ce pas ?
    Rendons hommage à toutes ces dames qui ont certainement sacrifié beaucoup de chemises pour pouvoir gagner le gros lot !!

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  4. oui magnifique ! finalement -sans le savoir ?- le jury a rendu hommage aux quilting bees des pionnières !
    merci du partage sur le blog
    @ bientôt !

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  5. Article très intéressant et si bien documenté comme toujours!
    Merci de nous faire partager toutes ces belles découvertes

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  6. Cet article, bien que très intéressant comme d’habitude, me laisse un petit goût amer … parce que tu précises bien le contexte de crise, et de misère pour certaines femmes … Celle qui a gagné n’était donc pas la plus méritante et était, de plus, dans une situation sûrement plus confortable que beaucoup d’autres …

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  7. Comme d’habitude, tu m’étonnes par tes recherches, histoires, liens…
    je suis ravie..
    Que c’est intéressant.. et désolant, cette histoire….
    Merci…
    plein de bisous, MIP

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  8. Quelle histoire! Houuuu!!! pas très beau ce qu’elle a fait la dame!!!
    et manifestement, le jury préférait le « traditionnel » (tout-à-fait entre nous, j’ai beaucoup de mal avec les patchs commémoratifs comme les aiment les américaines)
    Merci pour ton article ;o)

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  9. Combien de « grands artistes  » du patch satisfaits que leurs œuvres entrent dans les musées font l’impasse sciemment sur les »petites mains » qui cousent dans l’anonymat mais sûrement dans la dévotion !
    J’ai connu des quilteuses dans les années héroïques des décennies 1980-1990 qui exposaient en solo en laissant dans l’ombre les interventions des « couturières » qui montaient le top mais le faisaient quilter à l’étranger, tout en pérorant sur leur travail de longue haleine !
    Mais peut être que le microcosme du patch s’est enfin moralisé…..

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    1. Je sais bien de qui tu parles 🙂 Les personnes indélicates existeront toujours et je ne les envie vraiment pas d’avoir ce tempérament.
      Mais la mauvaise exception ne doit pas entacher le travail de toutes les autres !

      Le sujet actuel d’honnêteté intellectuelle qui se pose le plus à présent dans les expositions est de :
      – dire si c’est une copie
      – donner ou pas ses sources d’inspirations
      – dire ou pas si c’est un kit
      – dire ou pas si on a sous-traité le quilting
      A chaque fois ce sont de vraies questions…
      Cela porte à conséquence s’il y a attribution de prix, sinon je laisse chacune libre d’écrire ce qu’elle veut sur ses étiquettes !

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      1. Chère Katell, tu sais que je me suis insurgée depuis de nombreuses années sur ces problèmes éthiques qui continuent à exister dans diverses expositions…
        N’empêche que la personne qui a gagné un week-end à la montagne en copiant un de mes quilts ne m’y a pas emmenée !!!

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  10. encore un beau reportage, j’adore !
    malheureusement des tricheurs (ses) il y en a dans tous les domaines et ils le vivent très bien !
    dans les commentaires vous parlez des japonaises…..je me suis aussi posée la question : avec les livres à faire, les voyages aux quatre coins du monde….comment font-elles pour sortir autant de modèles à chaque éditions ?
    merci pour cette histoire….(on) j’attends le prochain impatiemment !
    bon dimanche

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    1. Plusieurs grands noms japonais du patch sont des chefs d’entreprise. Je ne veux pas dire de bêtises en extrapolant le peu que je sais, mais ce ne sont pas des personnes isolées qui font tout, naturellement. En revanche, il me semble que des Japonaises comme Shizuko Kuroha ou Keiko Goke font à peu près comme nous, elles sont autonomes, le génie en plus (du moins par rapport à moi) !

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  11. Un seul mot : PASSIONNANT !!!!!!

    (Katell, j’ai un souci : je ne reçois plus les notifications d’article et pourtant je me suis réinscrite. Bizarre, bizarre….)

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  12. Je suis inscrite à ton blog depuis longtemps, et c’est toujours avec beaucoup d’intérêt que je lis tes notes. Je ne laisse pas de commentaire, comme une mal élevée que je suis!
    Mais ici, je ne peux que te remercier pour cet article, tout ce dont tu parles est pour moi inédit et passionnant!

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