La Discrète

Elle est discrète et se met si peu en avant qu’elle devient invisible, mais si elle n’est pas là tout change. Indispensable donc, elle est rarement au centre de la conversation et pourtant elle est, vous le devinez, toujours à l’esprit.
Qui est-elle ?

C’est la marge de couture, qui varie selon les siècles, les habitudes, les techniques. Si elle est absente, le patchwork bascule dans le mix-media ou art textile, avec l’utilisation de colle ou autres moyens d’attache et le tissu qui reste à cru. Certains appliqués sans marge de couture font l’exception, restant de style traditionnel en laine à cru par exemple.

Des appliqués sans marge de couture restent dans une certaine tradition, en flanelle ou feutrine, plus rapides à réaliser. Création Cosabeth Parriaud pour Marie-Claire Idées.

La discrète est essentielle et aujourd’hui, pour une fois, la discrète se fait vedette⭐.

Le patchwork mosaïque

Commençons par le patchwork en mosaïque, qui est une des origines de notre art. Il est appelé aussi patchwork à l’anglaise, car c’est chez nos voisins et néanmoins toujours amis malgré le Brexit 😏 qu’il est né. Technique utilisée de nos jours principalement pour faire des hexagones, c’était l’unique moyen, naguère, d’assembler toutes les pièces de récupération des couturières (en soie, satin, brocart et autres étoffes glissantes), un gabarit en papier de l’exacte forme et dimension de la pièce cousue qu’on recouvre et « emballe » de tissu.

Et la Discrète ? Ici les marges de couture doivent être suffisantes, mais il n’y avait pas vraiment de règle : on coupait à vue, juste assez pour bâtir en enveloppant le papier.

Le plus ancien patchwork qui nous reste, fait en patchwork à l’anglaise, est daté de 1718. Il est cousu sans aucune pièce appliquée, ce qu’on pourrait croire en le regardant :

Chaque pièce a été d’abord coupée dans du papier ou carton fin. La denrée de papeterie étant rare au début du 18e siècle, au dos on peut encore y trouver des fragments de lettres, des bouts de factures, du papier journal… J’ai présenté le livre de Susan Briscoe sur ce merveilleux dessus de lit par ici.

Pour le tricentenaire de ce vétéran, Susan Briscoe et la British Quilters’ Guild ont exposé en 2018 à Birmingham plus de 20 répliques de ce chef d’oeuvre. La gagnante du concours est Denise Geach, mais saluons le travail de bravoure de chacune !

Le patchwork américain

Le patchwork à l’anglaise est bien long à faire, avec l’étape fastidieuse et dispendieuse des gabarits. Par souci de rapidité et l’utilisation d’autres tissus moins fuyants comme la laine et le coton, les femmes ont inventé une autre manière de faire : assembler les pièces en mettant les tissus endroit contre endroit, les coudre à la main ou à la machine après avoir tracé, à l’aide de gabarits en carton ou métal réutilisables, les formes directement sur le tissu (et donc les lignes de coutures).

La Discrète est encore ajoutée à vue d’œil : soit on découpe après avoir dessiné la pièce, à la distance la plus petite possible du trait pour économiser le tissu, soit on a pris soin de s’approcher le plus possible du bord du tissu au moment du dessin. Sur la plupart des quilts anciens un peu ou beaucoup déchirés, on constate que les marges sont minimes, 1/8e d’inch (entre 3 et 4 mm) était tout ce qu’on laissait à la Discrète… d’où les déchirures, l’effilochage des tissus coupés ou déchirés en droit fil.

Le dos de ce quilt inachevé montre que les traits de couture ne sont pas tracés par toutes les quilteuses et que la couture du tissu à carreaux est à la limite de l’effilochage… Cela ne tiendra pas longtemps, même quilté (photo de Flickr)

Au cours du 20e siècle, les magazines, les livres de quilteuses chevronnées donnaient de bons conseils : si vous voulez que votre quilt tienne bon, qu’il devienne un Heirloom Quilt (quilt qui sera transmis en héritage), mettez environ 1/4 d’inch (6,35 mm) comme marge de couture… ce qui semblait, pour la plupart des quilteuses, un gâchis terrible !

Quilt américain appartenant à Caroline, en gardiennage chez son amie Kristine : vaut-il la peine d’être restauré ? Telle est la question…

Ce quilt n’est probablement pas très ancien, c’est un Log Cabin fait à la machine dans les années 1960 peut-être. Le 1/4 d’inch est quasiment respecté mais, autre problème, le fil blanc a cisaillé le tissu de coton… Probablement un fil en polyester, trop solide pour les cretonnes et les divers tissus en coton utilisés… A garder en mémoire !!

La discrète révèle non seulement les habitudes des quilteuses, mais aussi… la couleur d’origine des tissus qui n’a pas été délavée par les UV !

Ce n’est que sur la marge de couture qu’on a une idée de la couleur d’origine du tissu.

Le Crazy

Là encore, on ne parle pas de marge de couture, on coud dans tous les sens, on pratique un mélange de piécé et d’appliqué, on ajoute des broderies qui tiennent le tout, la discrète n’a pas la parole alors qu’elle est omniprésente, cela va de soi. Mais en évoquant la folie du crazy, on peut se rapprocher des vraies origines multicentenaires du patchwork, l’assemblage en puzzle de tout ce qu’on avait comme textiles, quelle que soit la forme de la pièce, ou bien la réparation des vêtements ou linges de maison avec l’ajout d’une pièce pour cacher un trou… Il y aura une marge de couture minime… Économie oblige !

Culotte soigneusement rapiécée, voir d’autres beaux exemples sur ce blog.

L’appliqué

On vient de le voir, l’appliqué fut d’abord une pièce de réparation, puis devint un loisir de femme aisée : coudre un tissu neuf sur un autre neuf ne se fait que pour des raisons esthétiques ! Là encore, les marges de couture sont souvent minimes et il faut beaucoup de petits points pour bien fixer le tissu décoratif sur son fond. On rentre généralement la marge de couture en s’aidant du bout de l’aiguille. La discrète est glissée et coincée, ni vue ni connue, entre les deux tissus.

Le patchwork avec l’utilisation du cutter rotatif

On l’a vu, pour du patchwork durable, on préconisait environ 1/4 d’inch, mais au vu des quilts anciens, on sait que la discrète était plus petite, presque toujours.

Vint l’avènement du patch moderne grâce à mon objet fétiche : le cutter rotatif ! Avec lui, les marges de couture se sont normalisées car, révolution, on ne marque plus le trait de couture : on coupe en ajoutant la valeur de 2 marges de couture (de part et d’autre de la pièce). Pour un carré de 2 inch, on coupe un carré de 2 1/2 inch. Simple comme bonjour ! Comme cette évolution est arrivée des USA, il a fallu convertir pour le système métrique. Dans les années 1990, les premiers livres en français qui présentaient cette méthode préconisaient 5 mm de discrète et donc un ajout très pratique d’1 cm (pour un carré cousu de 5 cm, on coupe 6 cm), mais cela s’est avéré un chouïa trop juste et la règle d’or est à présent d’ajouter 1,5 cm. Le quatuor cutter-règle-planche et machine à coudre fonctionne à merveille, il faut avoir un pied de biche de la bonne largeur (celle de la marge de couture) et hop ! tout est précis, vite et bien.

Sauf que… il y a l’épaisseur du tissu, celle du fil, le pli… et pour avoir un résultat absolument parfait, il faut coudre juste un peu moins que le quart d’inch, en anglais on dit coudre a scant quarter inch seam allowance.

Et en centimètres ? Personnellement j’obtiens de bons résultats avec :

  • un pied de biche d’un quart d’inch et les tissus tout juste au bord (donc une couture  à 6,3 mm du bord, au lieu de 7 mm)
  • un repassage de la couture sans ouvrir les tissus d’abord (toujours mis endroit contre endroit), puis j’ouvre en repassant les marges sur un côté
  • dernière action : l’équerrage, le bloc étant logiquement trop grand d’1 mm environ. Je corrige tout petit problème. Avec des blocs complexes aux nombreux pavés intermédiaires, je me repère toujours aux correspondances de coutures centrales, non à la marge de couture.

Mais voilà que des quilteuses libérées et rebelles, avec Gwen Marston en mentor, ont remis en cause l’esthétique parfaite des quilts de la fin du 20e siècle. Avec tous les modèles repris à l’infini, calqués les uns sur les autres, cela engendrait un monde de quilts magnifiques certes, mais manquant de personnalisation, une perfection sans jubilation. Armée de son cutter, Gwen et ses amies ont repris l’esprit de « faire avec ce qu’on a », sans renier le progrès.

Ce quilt de Gwen Marston a une structure classique, mais les string blocks (blocs faits de bandes) sont cousus sans fondation, sans respect de la vraie diagonale, en prenant les bandes de tissus comme elles viennent, en s’amusant surtout… Il en résulte un quilt bien plus vivant et gai que s’il était coupé droit !

Si par exemple un tissu présente une courbure, au lieu de l’équerrer droit, on va tirer avantage de ce mouvement. Comme avant, chaque oeuvre devient absolument unique, on parle de processus d’improvisation et de création, au lieu de copie d’un modèle.

Ce quilt a été inventé au fil du temps, assemblé en tenant compte des mouvements des blocs non équerrés. Velours Rouge, Katell.

Et la discrète ? Eh bien, c’est toujours sa nature de rester en retrait ! Les quilteuses faisant des quilts improvisés l’ont constamment à l’esprit, mais elle ne sera pas nécessairement pile-poil d’un quart d’inch, les coupes souples ne sont plus en droit fil et ne s’effilocheront donc pas : on a une tolérance légèrement en-dessous et au-dessus du quart d’inch ou des 7 mm, au coup d’œil… mais nous l’avons à l’œil, la discrète, elle ne doit tout de même pas être trop fine !

Quand la discrète fait sa star

Comme toute règle peut être détournée, voici différents exemples d’une discrète devenant star ⭐

Tout d’abord un style country, coutures apparentes frangées et ébouriffées, amusant à faire mais vite passé de mode, les rag quilts :

Puis la modernité et l’audace de l’Allemande Inge Hueber, qui s’est fait une spécialité de la marge de couture visible, en tournant son top : l’envers devient l’endroit ! Il en découle un flou artistique, des limites indéfinies comme dans une légère brume :

Inge Hueber, High Tide Low Tide – Broadstairs/Kent, © 2007, 162 x 178 cm
Détail…

Cut Flower 1, Inge Hueber, 1998, 64 x 80 x 3 cm (tendu sur un cadre)

Vous pouvez admirer ses quilts sur son site.

Natalie Chanin, elle aussi, a fait des quilts avec le top « à l’envers », montrant fièrement les coutures :

Indigo Star Quilt de Natalie Chanin. Première particularité : les coutures visibles décoratives. La seconde : la matière est en jersey de coton, oui, celle des tee-shirts !

Discrètement, la marge de couture se cache au cœur de vos quilts, bien à l’ombre des projecteurs… Mais veillez sur elle, sur ses épaules repose la pérennité de votre ouvrage !

 

30 commentaires sur « La Discrète »

  1. Et toujours un article passionnant sur les petites choses du patchwork, que je lis tranquillement en buvant ma tasse de thé matinale. ..merci Katell d’attirer notre attention sur ces aspects « discrets » de notre passion commune.

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  2. Merci pour cette très enrichissante publication. Bravo pour la recherche . Ceci vient enrichir encore notre passion commune qui n’a pas fini de nous « passionner »

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  3. J’aime cet article sur « la discrète » … J’ai toujours mis des marges entre o,5 cm et 1cm … Comme sur mon ouvrage géant … Bonne journée…

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    1. Tu le fais au hasard ou selon les tissus ou le bloc ? Je suppose que pour ton chef d’oeuvre tu as marqué tes coutures pour coudre à la main, n’est-ce pas ?
      Un jour, nous ferons ensemble un article si tu veux bien.

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  4. Merci pour cet article très intéressant et enrichissant. Une bonne lecture accompagnée d’un bon café, qui ma permit de prendre le temps de comprendre certain de mes défauts. Bonne journée vous.

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  5. Au club, on me demande souvent : tu mets combien de marge de couture ?? Et là, je réponds tout dépend si tu travailles à la main ou à la mac !! Et même parfois (je l’avoue) je coupe direct aux ciseaux, au pif !!
    Un de mes quilts sur ma « to do list » est de faire un rag quilt… Je crois qu’actuellement il me faudrait des journées de 48 h !! 🙂
    Gros xoxo !

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    1. … et tout dépend si tu travailles en inch ou en cm, avec un gabarit ou sans… Couper au pif est signe que tu as la marge de couture en mémoire et que tu ne dois pas te tromper de beaucoup !!
      Les rag quilts sont très chaleureux, mais la coupe des franges, si tu en fais, est fastidieuse : il faut surtout les bons ciseaux !
      Si tu trouves le moyen d’avoir 48h/jour, je suis preneuse… Prendre l’avion et tourner autour de la Terre à l’infini…OK je sors !

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  6. J’ai enfin repris le temps de lire en entier ton article. Quel bonheur! Toujours des références intéressantes. Merci Katell de partager ainsi tes savoirs et tes découvertes!

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  7. Merci Katell pour cet article très intéressant sur les marges de couture, si importantes même quand on ne les voit pas.
    Cela m’a fait pensé à cette couturière dont j’aimais beaucoup les collections, Sonia Rykiel, qui mettait les coutures sur l’endroit de ses vêtements tricotés et c’était très joli
    Bonne journée Katell, à bientôt
    Florence

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  8. Merci Katell pour cet article sur la « discrète  » mais si importante pour nos quilts. Bonne journée. Monique

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  9. merci Katell pour cet article, comme toujours formidablement documenté!
    j’ai connu en effet l’époque des cinq millimètres, mais j’avoue que lle passage au quart d’inch a changé ma vie: quel confort!
    et tu m’as donné envie de remettre à l’honneur mon rag quilt.

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  10. Ton « enseignement » (au sens noble du terme) est pour moi un réel bonheur à suivre. Ton livre m’a libéré pour le patch. ton blog, je le relis avec un autre « oeil » .Ma vie fait que j’ai peu de temps en ce moment mais ce temps va être de l’incubation…
    MERCI Katell

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  11. Je débute et suis donc en plein apprentissage ! Cette appelation « la discrète » me plait, et son équilibrage au fil des pratiques me décomplexe car sur certains de mes carrés, ma discrète est large !
    Merci pour ce très intéressant article.

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    1. L’important est ce qu’on voit… et la durabilité, donc une grande discrète ne peut nuire qu’éventuellement au quilting… Tout dépend de l’ouvrage. Bon apprentissage !

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  12. Encore un bel article très bien documenté et passionnant! Je n’avais jamais fait attention à l’évolution de la largeur de la marge de couture au cours du temps!
    La discrète peut aussi se révéler plus « voyante » lorsqu’elle devient « couture rabattue » et peut s’orner de surpiqures de couleur ou fantaisie.

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