Il y a presque un an, au cours de mon écriture de Sacrés Tissus, j’avais inséré dans mon brouillon une deuxième partie que j’aimais vraiment bien. Mes premières lectrices la trouvaient intéressante, mais… il y avait un mais, l’angle d’attaque choisi, la présentation de trois couples d’artistes mythiques arrivait un peu comme un cheveu dans la soupe, pour le dire trivialement !
Donc, en février 2024, j’ai chamboulé ST qui était bien trop long, enlevant toute cette partie, écrivant autrement les présentations des quilts qui se retrouvèrent dans l’ex-3e partie. Ma fausse bonne idée originale est restée dans mon ordi. Après hésitation, je vous la présente ici, remaniée. C’est Modern Style.
Il est évident que l’inspiration moderne en patchwork improvisé est issu de la tradition rurale américaine. Mais nous pouvons aussi aimer créer des ouvrages qui s’inspirent librement d’une grande vague artistique qui déferlera dans les villes européennes et américaines, sous le nom poétique de Modern Style.
Avant le Modern Style
Il y eut tout d’abord les Arts & Crafts, Arts et Artisanats, mouvement né en Grande-Bretagne, développé en premier lieu par par William Morris (1834-1896). Cet homme était motivé par l’inquiétude causée par l’industrialisation et la perte d’un monde traditionnel. Il prônait le beau travail de l’artisan-artiste, la qualité de la matière première, la petite série, la décoration avec des thèmes de la nature, la belle simplicité dans tous les domaines de la maison : les meubles, l’argenterie, les papiers peints etc. et bien sûr les textiles. C’était une réaction au style Victorien sombre, chargé et corseté – d’ailleurs, certaines femmes du mouvement Arts & Crafts osèrent jeter leur corset ! C’était surtout le rejet de la modernité en marche, cette industrialisation qui fabriquait des objets sans âme, ainsi que les conditions de travail épouvantables des ouvriers, pour une misère.
Homme polyvalent et doué, William Morris est aussi le créateur d’un style littéraire , le premier écrivain de Fantasy, avec un mélange d’utopie, de magie et de style moyenâgeux, tout en étant le premier écologiste. Il inspirera notamment Tolkien, puis tant d’autres écrivains…
Dès la petite enfance, ses balades dans la forêt l’avaient initié au charme profond de la nature, ce qui l’inspira toute sa vie. Jeune homme, il aimait se promener à cheval dans « sa » forêt d’Epping (Essex, GB), parfois même en armure de chevalier !
La plupart des gens étaient alors convaincus que tout ce qui vit constituait un tout – la “nature“, comme on disait à cette époque – séparé de l’homme. Conformément à cette vision du monde, ils essayaient de faire de la “nature“ leur butin et leur esclave, puisqu’ils pensaient qu’elle leur était extérieure.
Les dieux nous firent don de la mort
pour nous guérir des fatigues de la vie.
William Morris, News from Nowhere (1890)
Lecteur vorace, collectionneur d’herbiers, observateur minutieux de la nature, il décida de laisser de côté sa vocation de prêtre pour se consacrer à l’art et marqua ainsi son temps avec MORRIS & Co, son entreprise fondée en 1861 (toujours en activité), créatrice du style british raffiné si caractéristique de l’Angleterre, avec ses papiers peints et ses tissus d’ameublement, toujours réédités.

Je n’ai qu’un seul sujet de conférence,
les relations qui existent entre l’art et le travail.
W. Morris
William Morris aurait pu s’épanouir sans arrière-pensée dans ses arts : poésie, roman, architecture, dessin… mais il restait tiraillé entre ses oeuvres élitistes et ses idéaux de partage de la beauté pour tous. Ses convictions socialistes se heurtaient à ses réalisations artistiques. La destination de ses œuvres luxueuses, réservées à la bourgeoisie, créait justement la richesse industrielle et le commerce international qu’il refusait.
Outre le désir de produire de belles choses,
la principale passion de ma vie a été et reste
la haine de la civilisation moderne.
William Morris, News from Nowhere 1890
Récapitulons les principes du mouvement Arts & Crafts :
- un artisan ne peut être heureux que s’il prend part à chaque étape de sa création, du dessin aux finitions
- pour bien travailler, il faut être dans un milieu sain et agréable (contrairement aux usines de l’ère industrielle du XIXe siècle)
- l’art a vocation à se retrouver partout, y compris dans les objets du quotidien : les arts décoratifs pour tous !
N’est-ce pas ce que nous nous attachons à faire, lorsque nous créons un quilt ?
Croyez-moi, si nous voulons que l’art entre chez nous, comme il le doit, il faut débarrasser nos demeures des superfluités encombrantes, qui sont toujours dans le chemin. […] Si vous voulez une règle d’or, qui convienne à tout le monde, la voici : n’ayez chez vous rien que vous ne sachiez utile ou que ne croyiez beau.
W. Morris
Le mouvement Arts & Crafts, somme toute réactionnaire puisque contre la modernité de la croissance – redevenu oh combien actuel – donna naissance à l’Art Nouveau, avec les variantes du Jugendstil en Allemagne, du Secessionsstil viennois, du modernismo catalán. Mais ceux-ci sont ouvertement considérés comme modernes et progressistes. Les artistes de cette époque conciliaient l’inspiration venant de la nature, l’éloge de la lumière, la pureté et simplicité des arts japonais découverts depuis peu, l’attraction du symbolisme… et l’acceptation du monde en effervescence. Nous admirons toujours, plus de 100 ans plus tard, cette richesse artistique, sous l’appellation générale de Modern Style.
Des couples mythiques du Modern Style
Au fil de l’Histoire, combien de femmes sont-elles restées dans l’ombre d’un homme qui a pris pour son compte les lumières féminines ? Personne ou presque ne s’en émouvait, mais les choses changeaient, par à-coups, dans les décennies autour de 1900. Si les Suffragettes, femmes de classes sociales variées, revendiquaient des droits équivalents aux hommes et en particulier le droit de voter, c’est dans le monde intellectuel et artistique qu’on assiste aux frémissements d’un changement profond des mentalités, grâce à de belles histoires d’amour ! En voici trois, différentes mais simultanées, avec de l’art, de l’amour, des fleurs, des maisons, du Modern Style, qui nous mèneront à quelques quilts bien sûr. Évoquons donc ce tournant artistique de la Belle Époque (terme réservé à la France, mais le phénomène était dans presque toute l’Europe) en compagnie de ces couples mythiques européens – dont l’homme est plus connu, sans surprise, mais il a su faire confiance à sa femme !
Être en couple, c’est fait pour s’élever, pas pour se figer.
Melissa da Costa, Tout le Bleu du Ciel
C’est ainsi que je vous retrouve dans quelques jours, pour évoquer des femmes formidables, et leurs hommes que vous connaissez sans doute mieux… Suite au prochain épisode !
Katell





Katell, merci de nous mettre l’eau à la bouche avec cette introduction. Hâte de lire la suite.
J’aimeJ’aime
Je présenterai quelques-uns de mes chouchous !
J’aimeJ’aime
merci pour cet article passionnant chère Katell !
J’aimeJ’aime
Cette période d’avant la 1re guerre mondiale est passionnante. Pour beaucoup, c’était l’optimisme vers un monde meilleur, pour d’autres comme Morris, c’était une crainte d’un monde déshumanisé. 150 ans après, 2 guerres mondiales après, on a les mêmes soucis…
J’aimeJ’aime
Etre réveillée à 6h et demi par un article pareil…. Merci Katell. Passionnant et riche comme d’habitude.
J’aimeJ’aime
J’ai passé moi aussi un bon moment à lire différents articles sur cet homme. Ses inquiétudes restent d’actualité !
Je crois que la suite arrivera dimanche.
Bonne journée ma chère Ursula !
J’aimeJ’aime
Encore un magnifique article, toujours aussi bien documenté, illustré et écrit ! C’est toujours aussi agréable de venir te rejoindre sur ton blog Katell qui nous ouvre l’esprit avec simplicité. A bientôt pour la suite.
J’aimeJ’aime
Je me fais également plaisir, car le passé nous montre que bien souvent, nos interrogations, nos soucis ne sont pas nouveaux.
La suite sera différente, sous le prisme des feux de l’amour !! Je n’ai jamais regardé cette série mais je connais l’expression… Un angle d’attaque qui m’est venu parce qu’on avait récemment publié que le découverte de l’ADN avait été piqué à une femme, et ce n’est pas le seul exemple. Et certains artistes de l’époque Modern Style reconnaissaient l’influence décisive de leur femme. Un bon début !
Bonne journée Gene !
J’aimeJ’aime
Bonjour Katell,
Quelle joie de découvrir un de mes héros mis en valeur ! Je suis tombée amoureuse de lui à 18 ans lors de mon année anglaise. Au hasard d’une balade j’ai croisé un de ses lieux au bord de la Tamise. Après j’ai passé plusieurs mois à La bibliothèque de mon collège à Oxford à le découvrir dans toutes ses facettes. C’était ma « douceur » comme Virginia Wolf. Puis au fil de ma vie il est réapparu régulièrement. La dernière fois c’était pour la première expo qui lui était consacrée à la piscine à Roubaix . Décevante car la perfide Albion n’avait pas lâché grand chose sur toutes ses multiples facettes. . Mais j’étais très heureuse de cette escapade avec ma fille Louise dans ce lieu que je ne connaissais pas loin des musées parisiens. Je te ferai suivre un modeste article que j’ai rédigé Sur lui dans le bulletin des jardins. Après l’expo. Je voulais te dire qu’il n’existait pas de dictionnaire amoureux du patchwork ni chez Gallimard ni chez Eyrolles … ni ailleurs et que ça manque dans le paysage. Et que tu as le matériau pour le faire à l’évidence. Comme dit mon mari « moi j dis ça jadis rien ».
Bien amicalement et encore merci pour l’article.
Sophie
Envoyé de mon iPhone
>
J’aimeJ’aime
Je viens de retrouver ton commentaire dans les indésirables, quelle méprise des algorithmes…
Je te comprends, cet homme a mille facettes. Sa fibre écologique est étonnante, dans un monde où la nature semblait inépuisable, ne nécessitant donc aucune protection.
J’ai découvert aussi ses talents d’écrivain ! Les Anglais ont bien une fibre romanesque fantastique. Je n’ai pas cherché, mais peut-être était-il influencé par les écrits de Thomas More et son Utopia ? de Mary Shelley et Frankenstein ? Tant d’imagination dans la littérature anglaise…
Quant à un dictionnaire amoureux du patchwork… quelle bonne idée !…
J’aimeJ’aime
Katell toujours aussi passionnants et captivants tes articles.
J’aimeJ’aime
J’essaie de trouver des sujets qui m’intéressent pas que moi… Ces personnes du passé sont en effet captivantes et ont contribué à faire avancer les arts, donc cela nous concerne aussi !
J’aimeJ’aime
A l’Albert et Victoria muséum de Londres, il y a une pièce entière avec des dessins de MORRIS, c’est superbe et gratuit.
A gauche en entrant dans le musée.
J’aimeJ’aime
Merci pour l’info ! Je ne le souviens pas de cette pièce. Ce musée est si riche… et ma visite date 😅.
J’aimeJ’aime