Je vous l’ai déjà dit, le conte pour enfants de Valériane Leblond The Quilt m’a séduite. Il raconte avec poésie l’arrachement d’une famille du Pays de Galles aux alentours de 1900 vers une vie meilleure, vers leur Terre Promise, les États-Unis. Et bien sûr, il est question d’un quilt.
Une suite impromptue s’est imposée à moi comme dans un rêve, tandis que je préparais mon quilt Diabolical Jane ; la petite Gwen a grandi dans le pays qui est désormais le sien. La famille Lewis vit dans une vallée fertile non loin de l’Ohio River. Leurs voisins sont les Jones, Llywelyn et Enid, avec leurs trois grands fils Rhian, Brieg et Dylan.
Ma petite suite n’aura jamais le charme du conte de Valériane, il y manque ses merveilleuses illustrations et sa touche bien à elle. Pour ne pas rendre la lecture trop aride, je l’ai tout de même agrémentée de quelques images, parfois décalées.
Redevenons enfant le temps de cette lecture, tout devient possible, voyageons dans l’espace et le temps grâce aux simples mots, c’est ma seule ambition !
Katell

Ceci est une fiction. Toute ressemblance a un sens…
Juin 1909
Bien sûr, je me sens bien chez moi, dans la vallée où mes parents ont choisi de s’installer quand j’étais toute petite. J’ai appris à lire, écrire et compter dans la petite école rouge située à un mile de chez nous. Mon petit frère Tom, 11 ans, y va encore le matin, mais ce qui lui plaît, c’est le travail à la ferme. Père commence à se faire vieux, il a mal partout ; Tom reprendra les terres cultivées de notre famille. La ferme Lewis a bien grandi depuis notre arrivée voilà 12 ans et nos légumes se vendent bien au marché de la ville voisine, à Marietta.
Ce que j’aime le plus, c’est lire de belles histoires… et coudre : la voisine et meilleure amie de Mère, Enid Jones, m’a appris à faire des vêtements, les ajuster pour les rendre bien seyants. J’aimerais devenir modiste en ville, ou bien vendre des livres.
Mère et moi avons découvert ensemble, grâce au Cercle de Femmes Galloises animé un vendredi par mois par Enid Jones, comment faire du patchwork à l’américaine. Oh c’est très intéressant, au lieu de coudre de grandes pièces en médaillon comme au Pays de Galles, nous pouvons utiliser des tas de petits bouts de tissus variés que nous organisons en blocs. Un bloc, c’est une petite unité de patchwork qu’on assemble à d’autres similaires. C’est très beau et très moderne !


Septembre 1909
Le mois dernier, le jour de mes 17 ans, ma vie a changé. Je ne suis plus une jeune fille insouciante depuis que Dylan, le troisième fils de nos voisins Llywelyn et Enid Jones, m’a déclaré qu’il souhaitait faire sa vie avec moi – et moi aussi, car je l’apprécie depuis toujours ! Oh je sens que je deviens adulte ! Nous avons beaucoup parlé, nous nous sommes découverts autres que les simples enfants que nous fûmes, courant dans les bois alentour, jouant dans la grange, courant après les poules… Nous avons déclaré nos intentions à nos parents, ils en étaient heureux mais ne semblaient pas surpris ! Le mariage se fera donc en avril prochain, au moment où les hirondelles reviennent nicher dans la grange.
Si moi je sais que j’aime les livres et les tissus, Dylan sait qu’il veut aller vivre dans une ville moderne… et dans l’Ouest. Oh quelle idée aventureuse, ça me fait un peu peur. Jamais je n’y aurais pensé, mais après tout pourquoi pas ? Dylan voudrait aller aussi loin qu’au bout de la terre, au bord de l’Océan de l’Ouest. Il avait lu que San Francisco était une belle ville… avant le terrible séisme d’il y a 3 ans. Trois milles morts, a-t-on lu dans le Marietta Times… Oh non, je ne veux pas vivre là où tremble la terre ! Aller vers l’Ouest, je veux bien, mais un peu moins loin quand même…

Je lis le Marietta Times presque tous les jours, mais en décalé, car c’est Dylan qui le reçoit et me le cède après l’avoir lu. Je fais la lecture à Mère qui ne voit plus très bien et qui n’a jamais su lire d’ailleurs.

– Oh Mère, une femme médecin a exercé pendant 42 ans dans le Colorado et elle vient de mourir. Elle était très connue et appréciée, disent-ils dans le journal. Je n’ai jamais vu de femme médecin, comment est-ce possible ? Crois-tu que nous puissions être aussi intelligentes que les hommes ? Moi je crois que oui. Dylan est un homme intelligent, mais parfois il dit des choses bêtement comiques !
– Ma Gwen, c’est un secret encore bien gardé… Tu verras, Dylan croira diriger sa vie mais c’est toi qui le conduiras où tu veux si tu t’y prends bien. Mais dis-moi, ton mariage va vite arriver, Enid a prévu une réunion du Cercle le 15 du mois prochain pour commencer ensemble ton quilt de mariage. Réfléchis-y, tu es assez douée pour choisir ton bloc et animer le Cercle cette fois-ci. Enid est sûre que tu te débrouilleras parfaitement.
Oh, tant de choses à prévoir. Puisque je ne veux pas aller à San Francisco, il faut que je propose une autre destination à Dylan. Alors je réfléchis. Oh la femme médecin vivait à Colorado Springs, ce doit être une bien belle ville pour que les gens acceptent de se faire soigner par une femme !
Quant au quilt de mariage, j’ai ma petite idée. La semaine dernière, j’ai vu dans la gazette un bloc qui s’appelle « l’étoile de Jane« . Un nom banal pour une bien belle étoile. Mon quilt de mariage sera l’occasion d’utiliser le magnifique coupon de tissu de coton que j’ai reçu pour mes 15 ans : 4 yards du plus beau bleu indigo que je connaisse, en coton de l’Alabama ! Oh j’imagine bien les étoiles de Jane en divers tissus jaunes sur le fond indigo ! Oh que je suis heureuse de ces préparatifs !
Je vais donc demander à chaque quilteuse d’apporter des tissus jaunes de leur panier de chutes. Je vais leur préparer les gabarits en carton, un carré de trois inch pour le centre et les coins du bloc, puis un triangle pour faire les pointes d’étoiles, à couper en jaune et indigo. Chaque étoile fera donc 9 inch et pour ma Pluie d’étoiles, je souhaiterais avoir 6 rangées de 5 blocs. Trente étoiles, n’est-ce pas trop demander au Cercle ? Je dois voir avec Enid.

Oh et je sais comment j’appellerai ce bloc d’étoile : OH Star ! Il paraît que je dis oh à tout bout de champ. L’aviez-vous remarqué ? Oui, vraiment ? Au début, je faisais exprès, car nous habitons dans l’État de l’Ohio et ça me faisait rire, OH !
Novembre 1909
Partir sitôt mariée, au moment où les hirondelles reviendront nicher dans la grange, en ai-je vraiment envie ? Je suis bien attirée par la vie moderne en ville, et Marietta, tout près de chez nous, c’est déjà bien, non ? J’aime tellement me promener le long de l’Ohio et rêver en voyant les bateaux à fond plat qui vont vers l’Ouest, aller chercher des livres à la bibliothèque, acheter des tissus à la mercerie générale. Marietta, c’est un bien joli nom pour une ville ! C’était ici un territoire français jusqu’en 1803 ; Marietta fut baptisée en l’honneur de Marie-Antoinette, la pauvre Reine que des Français ont décapitée, quelle horreur.
Décembre 1909
J’ai assemblé les trente étoiles et je commence le quilting. Oh zut, flûte et crotte de bique, un tissu jaune a été cousu à l’envers ! Faut-il tout défaire ? Qui donc a mal fait son travail ? Je remarque soudain que c’est un tissu de Mère et ma colère tombe. Oh la pauvre, sa vue baisse encore. Et puis elle a toujours dit qu’elle préférait coudre la flanelle de laine plutôt que le coton, car on ne peut pas se tromper, il n’y a ni endroit ni envers. Alors je vais garder cette petite erreur et je crois bien que ce bloc sera mon préféré, quand je me blottirai dans ce quilt, loin de Mère, là-bas dans l’Ouest.
Février 1910
L’hiver fait rage. Après la neige, c’est la pluie. L’Ohio River est sortie de son lit et les inondations sont impressionnantes à Marietta. Cela arrive tous les 2 ou 3 ans, c’est terriblement décourageant. Heureusement, notre maison est assez loin de l’Ohio, mais ça me rappelle les dévastations après la tornade en 1902, le toit de notre grange avait eu un gros trou et tout dedans fut anéanti. Je déteste la terre qui tremble, je déteste les tornades, je déteste les inondations. Je déteste ressentir les douleurs des autres, même inconnus. J’ai si peur de la violence de la nature et des hommes.




Mars 1910
Si nous partons vraiment vers l’Ouest, pourquoi pas Colorado Springs ? Dylan et moi en avons longuement parlé, c’est presque décidé ! Je suis allée me renseigner à Marietta et c’est finalement bien simple d’y aller en temps normal : de Marietta on va jusqu’à Saint-Louis (Missouri) soit en bateau sur l’Ohio, soit en train, et là on a un autre train vers Denver (Colorado), Springs est la gare juste avant cette grande ville. Mais avec le pont de chemin de fer de Marietta emporté lors de l’inondation et la rivière encore non navigable, il faudra aller prendre le train à Athens, terminus temporaire des trains vers l’Ouest, le temps de la reconstruction.



Dylan veut bâtir des maisons en bois ou en pierre, mais des maisons modernes. A Colorado Springs, on peut avoir l’eau qui coule d’un robinet chez soi ! De plus en plus, les gens modernes ont une pièce consacrée à la toilette. Pour l’électricité, il faudra attendre, malgré les célèbres expériences très bizarres de l’inventeur Nikola Tesla à Colorado Springs il y a 10 ans, qui cherchait le moyen de transmettre l’électricité partout dans le monde à bas coût. Ce sont autant de domaines qui enthousiasment Dylan. Il faudra travailler dur, mais Dylan est un pur-sang gallois, ça ne lui fait pas peur et en ville, on trouve toujours du travail quand on est fort et courageux. Après avoir beaucoup lu sur le sujet, il est d’accord d’aller dans les montagnes, à Colorado Springs, il a confiance en moi et en sa bonne étoile (de l’Ohio ?).
Mes parents m’ont fait quitter notre terre natale par nécessité et c’était la même histoire, tristement banale, pour les Jones et tant de compatriotes. Nous sommes venus en Ohio parce que la communauté galloise permet de faciliter l’installation en nous réconfortant avec nos petites habitudes, nos fêtes, notre langue, notre cuisine. L’autre communauté la plus proche est Amish, ils sont très gentils mais un peu vieux jeu : au lieu de faire des quilts américains modernes en coton, les femmes préfèrent coudre des couvertures qui ressemblent à mon bon vieux cwilt du Pays de Galles, en flanelle de laine, tout en utilisant cependant les blocs américains.


L’hiver se termine, mon quilting aussi. Il sera prêt pour le mariage. J’entends Dylan qui s’entraîne à jouer au fiddle avec ses frères, il sait que j’adore danser !
Avril 1910
Les hirondelles sont arrivées pour nicher dans la grange. Dylan et moi sommes unis et heureux, notre voyage vers l’Ouest est imminent. Notre communauté galloise est chaleureuse, mais elle ne correspond pas à la vie dont nous rêvons tous deux. Quand nous serons installés à Colorado Springs, je ferai un nouveau quilt, il s’appellera Jane-quelque-chose, parce qu’après tout L’étoile de Jane, qui illustre le début de ma vie d’adulte, ce n’était pas mal du tout comme nom de bloc. Selon mon humeur, je l’appellerai peut-être Dear Jane, Calamity jane ou Diabolical Jane, comme si le quilt était pour une secrète amie ou une sœur que je n’ai pas eue, qui serait fière et rebelle… Oh j’y mettrai beaucoup de tissus fleuris, très modernes ! Colorado Springs attire les artistes par son climat sec et la beauté de son paysage, je suis sûre que j’y trouverai aussi de beaux cotons américains pour mes quilts.
Ici, on ne croise presque plus d’Iroquois, car nous les Blancs, nous prenons toute la place en Ohio. Dans l’Ouest, de terribles guerres ont massacré les Indiens au siècle dernier mais il y a heureusement des survivants. Colorado Springs est connue pour ses sources très minéralisées et bienfaisantes, que que les Blancs ont ôtées aux Indiens. Même si je suis fière d’être Américaine, j’ai un malaise au sujet de la confiscation de leurs terres qui sont toute leur richesse. Après tout, nous sommes chez eux. Comme j’ai l’intention de faire partie d’un Cercle de Quilteuses à Colorado Springs, j’espère m’y faire aussi une amie cheyenne, fière et rebelle. Les Indiennes du Colorado font-elles du patchwork ? Ou restent-elles complètement séparées de notre vie citadine, parquées dans leur réserve ? Que de choses à découvrir, que de nouvelles personnes à rencontrer ! Oh il me tarde maintenant de partir vers l’Ouest ! Encore une semaine de préparatifs, de célébrations, d’adieux…
Quitter nos familles et nos amis est un crève-cœur. Malgré la crainte angoissante de ne plus jamais les revoir, oh comme un mustang, je piaffe d’impatience d’aller loin vers l’Ouest avec Dylan, vers cette nouvelle vie pleine de promesses, une vie d’Américains que nous sommes devenus. J’ai moins peur de tout, j’ai confiance en notre avenir et j’éprouve de la gratitude pour la vie. Dylan prendra avec lui son fiddle et ses outils ; moi aussi je partirai avec peu de choses, avec le quilt Pluie d’étoiles de l’Ohio fait pour notre mariage, et peut-être mon cher souvenir d’enfance, le vieux cwilt mité rouge et noir… Je n’ose le demander à Mère, mais peut-être devinera-t-elle mon envie ?
Gwen Lewis Jones,
une jeune Américaine pleine d’avenir
