ST – Modern Style 4

Avec le troisième et dernier couple Modern Style, nous sommes en Suède. N’empêche, les tourtereaux se sont connus à Paris, plus exactement en Seine-et-Marne, à Grez-sur-Loing. Tandis que Mackintosh modernisait l’art en Écosse et Klimt en Autriche, au cœur de la Suède, Carl Larsson (1853-1919) et son épouse Karin Bergöö Larsson (1859-1928) appliquaient chez eux l’esprit Arts & Crafts, en retapant une vieille maison de famille en bois, en l’agrandissant, en la décorant avec une palette vive de couleurs, et des fleurs partout.

Ils se rencontrèrent donc en France, tous deux jeunes peintres attirés par l’essor de la peinture impressionniste et l’émulation entre artistes venant de toute l’Europe. Elle venait de la bourgeoisie aisée, lui était un pauvre gosse des quartiers miséreux de Stockholm, avec un père violent et souvent absent. Ce sont ses dessins prometteurs dans la marge de ses cahiers qui éveillèrent l’intérêt de son instituteur et lui permirent d’entrer à l’Académie Royale des Arts de Suède, puis d’obtenir une bourse pour se rendre en France. Là, il se sentait bien, il a même envisagé de devenir Français !

Karin a revêtu sa robe de mariée à Grez-sur-Loing pour ce charmant tableau à la mode impressionniste de Carl Larsson (1883).

Mais Karin voulait vivre près de sa famille, ils rentrèrent donc en Suède, avec leur première fille, Suzanne, toute petite.

Au centre de cette photo, Carl & Karin Larsson

Peu après leur mariage, Carl demanda à sa femme d’arrêter de peindre, alors que son sens des couleurs et sa fine analyse moderne de la peinture étaient prometteurs. Dans une famille il ne faut qu’un Artiste, disait Carl. Les mauvaises langues rapportent qu’il aurait même dit : elle est si douée qu’elle me ferait de l’ombre. Fine mouche, Karin ne se rebella pas, elle exerça ses talents justement dans l’ombre, faisant preuve d’une grande résilience. Elle conseilla Carl pour l’évolution de son style toute sa vie, et leur chef d’œuvre commun fut leur maison.

C’est une ancienne petite maison de famille qui leur fut offerte en 1888, d’abord maison de vacances à partir de 1889, qui devient leur « autre » bébé. Ils finissent par y vivre en 1901 et l’agrandissent au fil des naissances des enfants. C’est devenu un musée qu’on peut visiter aux beaux jours.
En 1901, c’est le grand déménagement, ils quittent Stockholm et vont vivre toute l’année dans leur ferme rénovée de Sundborn ! Photo CK Thorncliff
En arrière-plan, on peut voir le métier à tisser de Karin
Couture, broderie, tissage, mère et fille n’arrêtent pas ! Et toujours, des fleurs…

La maison est toujours pleine d’enfants et de fleurs partout ! Pas de salle réservée aux invités, chaque endroit est un lieu potentiel de jeux, de détente, de rencontres. Elle se trouve à Sundborn en Dalécarlie (Dalarna en suédois), non loin de la célèbre mine de Falun. C’est de là que vient la peinture rouge traditionnelle qui couvre les maisons de bois nordiques, puis d’Amérique du Nord, une peinture qu’on cuisine, qu’on chauffe, qu’on touille ! Si le cœur vous en dit, vous avez les recettes traditionnelles par ici. C’est bien de Suède que vient la tradition de la petite école peinte en rouge en Amérique du Nord, et le bloc de patchwork qui en découle, sur lequel je fis naguère un petit article.

La maison de la famille Larsson est toujours peinte en rouge ! L’hiver, en particulier pour Noël, les plus de 200 descendants du couple s’entendent pour se relayer dans la maison. Aux beaux jours, c’est une maison-musée qu’on peut visiter.

Karin est considérée comme la première architecte d’intérieur, participant très activement à l’architecture évolutive de leur maison, à la création de meubles fonctionnels modernes… elle a inspiré tout le style suédois contemporain. Outre l’éducation bienveillante de leurs 8 enfants, elle créa de nombreux textiles décoratifs sur son métier à tisser, broda le linge de la maison avec des dessins innovants, elle créa les vêtements de toute la famille, facilitant la liberté de mouvement… Savait-elle qu’au même moment, Emilie Flöge faisait de même à Vienne ? Je ne le pense pas, c’est l’aboutissement de chacune, la logique de leur émancipation.

Karin lisant dans la salle à manger. Devise de Carl peinte sur le mur : Bien faire et laisser dire ! A noter que la maison bénéficiera très tôt de l’eau courante, ainsi que de l’électricité.
Cette aquarelle a une note japonisante discrète, rappelant certaines estampes.
Photo actuelle dans la maison : le tapis rouge et blanc est vraisemblablement de Karin, et la portière tissée, avec sa rose de style Mackintosh tellement Art Nouveau, sort de son métier à tisser. Quant à la peinture encadrant l’ouverture, c’est l’oeuvre de Carl, avec la dédicace « à Karin, août 1894 ».

Comme Klimt à Vienne, il gagne d’abord sa vie avec des fresques murales dans des bâtiments publics, écoles, universités, musées, dans diverses villes suédoises, des oeuvres monumentales classiques. Ce sont pourtant ses aquarelles, avec comme sujet sa maison et sa famille qu’il commencera en 1890, qui lui donneront la postérité mondiale.

Carl connaît les tendances européennes. On voit par exemple, par touches, l’influence de l’art japonais avec ses aplats, ses cernes noirs comme une estampe, ses prises de vue obliques, etc. Tout comme d’autres peintres, Carl avait intégré ce mouvement qui perdure jusqu’à nos jours : le Japonisme, mot inventé en 1872, courant majeur qui a simplifié les formes et les couleurs, les lignes et les perspectives.

Karin en 1908 : avec sa vie à la campagne et ses grossesses rapprochées, elle a jeté son corset depuis belle lurette et elle a inventé toute la garde-robe de la famille, qui permet de bouger sans entraves. Son tablier reste fameux en Suède.

Inlassablement Carl peignit sa muse sans la faire vieillir ainsi que leur maison toujours fleurie, remplie d’enfants et de joie de vivre, sur les centaines d’aquarelles. On sait que cette plénitude était partiellement surjouée parce que la dépression rongeait Carl, mais Karin fut la personne qui sauva l’artiste de ses démons, et lui permit de créer.

En ce moment à Minneapolis et jusqu’au 27 octobre, une exposition met en valeur le rôle de Karin, dans l’ombre de Carl certes, mais cette ombre a des mains, un cœur et un cerveau qui fonctionnent très bien ! Voici une présentation de cette expo du Centre américano-suédois au Minnesota, sous le nom de Karin Larsson: Let the Hand be Seen :

J’aurais tant d’autres choses à partager sur Carl Larsson et sa famille ! J’en ai fait un sujet de conférence qui a beaucoup plu. Une maison, une famille, de nombreux enfants, et beaucoup de fleurs partout… Pas de patchwork connu dans cette maison, mais beaucoup d’oeuvres brodées et tissées par Karin !!

Pour entrer dans leur monde, je vous recommande chaleureusement la lecture de ce roman, qui m’avait été signalé par Violaine Barret :

La première édition de ce beau roman date de 1996.

Pour Sacrés Tissus, à la suite de la présentation de ce couple qui vivait en harmonie avec la nature environnante, avec leurs fleurs dedans et dehors (ne vous l’ai-je pas assez répété ?😏🌼) , je voyais bien la fresque des Mille-Fleurs en illustration.

Ces cinq panneaux à dominante successive blanche, rose, jaune-orange, rouge et bleu-violet ont pour noms :

Pure Nature
L’Embellie
L’Or des Prés
Passion Pavot
L’Heure Bleue

Ici exposée dans l’église de Lacaze (81) en juin 2022.

Après avoir voyagé dans cette Europe en ébullition en compagnie d’artistes de talent si bien accompagnés qui ont développé leur génie grâce à leur femme, et l’ont revendiqué avec fierté, je ne peux m’empêcher de penser à un de leurs contemporains, Vincent Van Gogh (1853-1890), qui n’a jamais trouvé SA muse…

Vincent Van Gogh à 18 ou 19 ans, et plus tard :

A chaque recherche sur Mackintosh, Klimt et Larsson, outre leur parcours vers la modernité au même moment dans des circonstances différentes, je constate qu’ils ont un point commun : leur tendance à la dépression, et leur « sauvetage » par leur femme. Imaginons que Vincent ait rencontré lui aussi sa muse. Cet artiste solitaire s’est donné la mort à 37 ans, en juillet 1890. Né moins de 2 mois avant Carl Larsson, imaginez tous les autres tableaux qu’il aurait pu peindre s’il avait surmonté sa dépression, s’il avait été aimé et motivé par une âme sœur comme les artistes vus précédemment… Aucun des trois artistes Modern Style ne seraient restés dans nos mémoires s’ils s’étaient arrêtés en 1890… En 1890, Mackintosh est encore élève, Klimt encore peintre classique, Larsson fait ses toutes premières aquarelles en Dalécarlie…

L’art permet tout, ici d’attribuer à Vincent une muse de son envergure : Frida Kahlo ! Dans nos rêves, et plus particulièrement dans ceux d’Alireza Karimi Moghaddam, illustrateur iranien réfugié au Portugal, c’est un couple qui fonctionne ! Bon, elle est née 17 ans après sa mort… Elle aimait un Mexicain…
Amoureux des oeuvres de Vincent Van Gogh depuis son adolescence, AKM le fait revivre dans des décors reprenant les tableaux de l’artiste néerlandais, je l’ai déjà présenté à plusieurs reprises.

Honneur à Vincent, si touchant, si sensible, si généreux et si cultivé… Ses lettres, adressées à son frère Théo (600!), nous renseignent sur sa vie et son âme d’artiste. Ce peintre génial a aussi une si belle plume, même en français qui n’était pas sa langue natale !

Plus j’y réfléchis plus je sens qu’il n’y a rien
de plus réellement artistique que d’aimer les gens.
Vincent Van Gogh

La nature et l’amour des gens, modestes comme brillants, ce sont des thèmes omniprésents dans ses lettres, ainsi que des critiques d’art fort pertinentes. Il fait partie de la première génération de peintres à avoir collectionné des estampes et à s’être ouvertement inspiré de Hiroshige ou Hokusai. Vincent entra pleinement dans cette esthétique, de manière mystique même, copiant puis détournant les principes du Japonisme, s’imprégnant plus que tout autre de l’art des estampes et les restituant avec un œil japonais. Ce peintre sublime ne pouvait pas manquer dans ma présentation de ces artistes, même si c’est pour dire combien il manque aux années Modern Style…

Pour ma part, je ne sais rien avec certitude, mais la vue des étoiles me fait rêver.
Vincent Van Gogh

C’est ainsi que se termine, avec cette note douce-amère, cette mini-série consacrée à des artistes de génie nés entre 1853 et 1868, qui ont, chacun à leur manière, changé l’histoire de l’art avec leur Modern Style.

Katell

À noter que je serai moins active sur les réseaux sociaux à partir de demain, je serai moins réactive pour répondre aux mails ou envoyer des commandes de livres et ce jusqu’au 15 octobre, mais je serai présente à :

Je serai présente le vendredi 4 octobre, de 10 à 16 heures, et je pourrai vendre et dédicacer mon livre Sacrés Tissus !
La Ruche des Quilteuses présentera La Saga de Lucinda, 20 quilts et 8 livres textiles, représentant la fameuse saga littéraire des Sept Soeurs, écrite par Lucinda Riley et, pour le dernier tome, Harry Whittaker. Des quilteuses de toute la France se déplacent pour cet événement ! Et nous aurons également plusieurs quilts de Sacrés Tissus à vous montrer, avec vente du livre sur place.

La Ruche des Quilteuses sera ravie de vous accueillir !

14 commentaires sur « ST – Modern Style 4 »

  1. Bonjour Katell
    Encore un beau reportage, avec de magnifiques tableaux et photos. La nature, la maison, la famille, que demander de plus. Continues à nous faire rêver, tu le fais si bien.

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    1. Une plénitude se dégage de ces tableaux, beaucoup de joie de vivre des enfants, sur je n’ai pas montrés ici. Carl avait peut-être la même impulsion de jolie mise en scène que certains influenceurs actuels ? Montrer qu’il vivait une vie merveilleuse, avec la force de son talent de peintre ? C’est l’inverse de l’adage « pour vivre heureux, vivons cachés ». Les deux se discutent !

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    1. Les Larsson sont bien moins connus en France que dans les pays nordiques et anglophones. On a tendance à considérer Carl comme un simple peintre décoratif pour les boîtes de chocolat de fin d’année… Mais dans les années 1980-90, IKEA a largement contribué à rendre le couple populaire dans le monde entier ! Reproduction des meubles vus sur les tableaux notamment… Livres d’aquarelles… Et la popularité est montée en flèche.

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  2. Katell tu m’as régalé avec ces derniers articles qui m’ont fait découvrir un courant artistique que je ne connaissais pas vraiment, et surtout ces artistes-couples à la créativité débordante. Mais quand même, demander à sa femme d’arrêter de peindre …. Plutôt macho ce monsieur ! Ce qui ne m’empêche pas d’adorer ses aquarelles et peintures que tu nous montres.

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    1. Ben oui… Le patriarcat dans toute sa splendeur !!! C’était il y a plus de 140 ans, et donc dans doute moins scandaleux alors. Et Karin a su exercer tout son talent, mais dans l’ombre de son géant rouquin ! D’après les commentaires des amis, cela semblait convenir à Karin. Mais c’est violent !!!

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    1. Se cultiver en s’amusant, c’est le plus sympa, non ? Le patchwork mène à tant de découvertes ! Je me fais plaisir tout d’abord : relier les talents et tendances entre eux, ça me plaît tellement !

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  3. Encore un grand moment de culture ! Merci Katell. Tes articles me font un bel écho à l’expo de Pont-Aven sur les femmes/ compagnes des artistes Nabis. L’époque était ainsi, elles se mettaient et restaient à l’ombre. Finalement, même s’il reste beaucoup de chemin à parcourir pour que nous soyons considérées effectivement comme égales aux hommes, on a quand même avancé !

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    1. Cette tendance remet l’église au centre du village ! Très français, comme expression !!
      Et tu seras sûrement d’accord avec moi, il faut trouver l’équilibre, ne pas tomber dans l’excès inverse qui aurait d’autres défauts et conséquences. L’égalité ou l’équité, pour vivre en harmonie, c’est le but !

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  4. Je me rends toujours compte, après lecture de tes articles, combien il est extraordinaire de t’avoir connue. Passeuse d’histoire(s), tisseuse de passion(s), patcheuse de culture(s), Oh Merci !!! On se verra à Toulouse, je te réserve un livre si c’est possible.

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    1. Tu me fais tellement plaisir ! Mais ce partage me fait du bien aussi 😄.
      A Toulouse, je ne manquerai pas de livres ST, et je serai présente la plupart du temps pour les dédicacer. Et puis bavarder un peu, beaucoup…
      A très bientôt Fabienne !

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  5. Merci pour ce reportage super, écrit avec une telle générosité. Nous goûtons cette chance de te suivre …

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    1. Merci infiniment Thérèse !
      J’ajoute que je suis sincèrement ravie d’être suivie par beaucoup de quilteuses belges, et dans l’exposition de la Saga de Lucinda, ce pays sera bien représenté !

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