Betty au SAAM

Le SAAM – Smithsonian American Art Museum – est un des musées des États-Unis les plus vénérés ; il se trouve dans la capitale fédérale, Washington. Jusqu’au 22 juin a lieu une exposition de quilts contemporains afro-américains, mettant en valeur l’histoire de ces femmes et leur riche héritage. Au fil des ans, ces quilts furent réunis par Carolyn Mazloomi, une femme extraordinaire, ingénieure dans l’aérospatial et collectionneuse avisée de quilts ; en 2023, ce Musée lui a racheté 33 quilts, qui sont désormais patrimoine de l’État. Parmi toutes ces quilteuses distinguées se trouve notre amie Betty Ford-Smith.

En tant qu’artiste,
je crois profondément que l’art a la capacité de toucher l’esprit, pour s’engager, pour éduquer et guérir
par des chemins que les mots seuls ne peuvent emprunter.
Carolyn L. Mazloomi

Ce quilt de Betty fait l’objet de tous les superlatifs : 940 heures de travail, 260 x 265 cm, 23,5 kg… et surtout, la mise en valeur de la technique ancestrale de sa vieille amie Miss Sue. Il est exposé actuellement au Smithsonian American Art Museum et fait désormais partie de leur patrimoine.

Cela fait plus de 10 ans que nous sommes amies Betty et moi ; cela a commencé par des échanges de mails – LeeAnn Decker nous avait mises en relation – et j’ai assisté à sa fulgurante progression dans le monde du patchwork avec ses pine cone quilts, motif traditionnel qu’elle a sorti in extremis de l’oubli. Elle me dit toujours que j’ai contribué à sa mise en confiance pour entamer cette carrière artistique. C’est vrai qu’en publiant sur ce blog ses mémoires, ses nouveaux quilts, en organisant en Occitanie ses premiers stages en 2018, cela lui a donné de l’élan et de la visibilité, mais c’est uniquement grâce à elle-même que ses quilts sont désormais dans les plus grands musées, que son livre est un énorme succès (une seconde édition est lancée !) et que tout le monde adore cette femme, belle et généreuse, intelligente et sensible…

La façade du bâtiment principal du SAAM, au cœur de Washington.
La Renwick Gallery, dans la rue adjacente à la Maison Blanche, est une annexe du bâtiment principal : c’est là que vous pouvez admirer l’exposition We Gather at the Edge, collection de quilts contemporains afro-américains.

33 quilts triés sur le volet font partie de cette exposition, avec plusieurs artistes dont je vous ai parlé au fil des ans comme Beverly Smith, Chawne Kimber, Latifah Chakir, Bisa Butler… Leur sensibilité artistique est marquée par l’Histoire des États-Unis, imprégnée du passé esclavagiste, de l’inégalité sociale, de la double peine d’être noir ET femme dans une société toujours inégalitaire. Les progrès existent, mais le balancier politique ne cesse de menacer les victoires. L’exposition montre des quilts qui témoignent d’un passé proche ou lointain, pour que ce qui est arrivé ne soit ni effacé, ni nié.

Avec Aleia M. Brown, commissaire de l’exposition

Voici une petite sélection de quilts de cette même exposition. Les descriptions – sauf les trois premières – sont directement traduites du site du SAAM.

Commençons avec le quilt de Carolyn Mazloomi : I am my brother’s keeper, je suis le gardien de mon frère – 2018

Carolyn aime faire figurer dans ses quilts des scènes de sa vie familiale. Ici elle a saisi ses petits-enfants aînés s’amusant dehors, avec le frère aîné prenant bien soin de son petit frère. Comme plusieurs autres de ses quilts, celui-ci se contente de deux tissus, un noir et un blanc sobres mais si forts ensemble. Le titre est au-delà de l’apparence, car c’est un verset de la Bible sous forme de question. Abel & Caïn sont les fils d’Adam & Eve : Caïn, affreusement jaloux de son frère, devient le premier meurtrier de l’humanité. À la question de Dieu, mais où est ton frère ? Caïn répond : je ne sais pas, suis-je gardien de mon frère ?, niant le crime et toute responsabilité. Horrible histoire qui illustre qu’au contraire, la religion nous incite à prendre soin des autres, de son frère et même d’un inconnu.

Voici la salle d’exposition pour ce quilt :

The family embraces, la famille réunie, Carolyn Mazloomi – 1997

J’aime représenter le thème de la famille dans beaucoup de mes quilts, juste pour me rappeler à quel point la famille est précieuse, à quel point elle est importante dans l’ensemble des choses.
Carolyn Mazloomi

Ce quilt, fait en appliqué inversé, célèbre ses ancêtres africains en tant qu’intermédiaires entre la Terre et le Cosmos. Une oeuvre graphique remarquable !

My Akuabaa Form – Myrah Brown Green 2000

J’ai tout de suite aimé ce quilt esthétiquement, mais aussi parce qu’il me rappelle ma vie en Côte d’Ivoire. Le pays voisin est le Ghana, la culture traditionnelle ne connaît pas nos frontières modernes, et dans le peuple Ashanti, on raconte une des plus belles histoires. Une femme ne réussissant pas à avoir d’enfant est triste, moquée de surplus par sa communauté. Un prêtre-médecin lui confia alors une ravissante poupée en bois à porter dans les creux de son vêtement, une poupée de la forme que nous voyons sur le quilt. Et la femme eut une petite fille, aussi jolie que la poupée ! J’en ai plusieurs à la maison parce que ces statuettes sont belles et touchantes, j’ai même porté une poupée-médaille Ashanti au cou durant mes trois grossesses. Elle m’a porté bonheur à chaque fois !

Le mot Akwaba, quelle que soit son orthographe, est aussi dans cette partie d’Afrique de l’Ouest synonyme de Bienvenue, dans un sens plus général que l’accueil d’un enfant. Ce mot évoque un sentiment d’amour, de soin, de confiance, de liberté et d’honneur envers le visiteur.

Pour la quilteuse Myrah Brown Green, elle relie son quilt aussi avec l’envol vers la liberté (les vols d’oie) pour son peuple, pour les femmes.

Son cœur était dans les nuages – Marion Coleman 2012

Née dans une famille de métayers au Texas, Bessie Coleman (1892-1926) rêvait de naviguer librement dans le monde en tant qu’aviatrice, et elle s’est rendue en France pour réaliser son objectif. Elle y est devenue la première Américaine à obtenir une licence d’aviation internationale de la Fédération Aéronautique Internationale et la première Afro-Américaine et femme autochtone à obtenir une licence de pilote d’aviation. Elle gagne ensuite sa vie en réalisant des cascades aériennes dans des spectacles de voltige, des cirques aériens typiques des années folles, et refuse de se produire dans des lieux qui n’admettent pas les Noirs. Le 30 avril 1926, Bessie Coleman est décédée en raison d’une défaillance technique de son avion au cours d’un spectacle. Dix mille personnes assisteront à ses funérailles dans son quartier de Chicago.

La quilteuse porte le même nom que cette femme remarquable, mais n’a pas de lien familial connu.

Katrina, un naufrage, des pleurs – et pourtant nous nous relevons – Viola Burley Leak – 2012

Viola Burley Leak évoque l’intensité physique et émotionnelle de l’ouragan Katrina, la tempête la plus meurtrière qui ait frappé la côte du golfe du Mexique aux États-Unis depuis 1928. Après avoir touché terre, la tempête a rapidement submergé les digues de la Nouvelle-Orléans et a fait plus d’un millier de victimes.

Mme Leak s’inspire des bouleversements et de la dépossession que les communautés de la Nouvelle-Orléans, principalement noires et issues de la classe ouvrière, ont connus pendant et après Katrina, avec des silhouettes et des visages peints à la main qui expriment le désespoir. Elle a placé un drapeau américain « au milieu du chaos », dit-elle, « pour indiquer que le gouvernement fédéral a négligé d’agir rapidement face à la situation critique des citoyens de la Nouvelle-Orléans ». L’événement a mis à nu ce que certains ont appelé le racisme environnemental et la précarité de la vie au bord de la catastrophe climatique.

Trop de sucre pour 10 cents – Beverly Smith 2017

Dessinée à la mine de plomb, une version enfantine de l’artiste Beverly Smith tient une petite pochette fabriquée à partir d’un sac à sucre Dixie Crystals recyclé. Les cercles rebrodés qui encadrent le bas de sa jupe rappellent des bonbons, des friandises du passé. L’arrière-plan est une interprétation du célèbre jeu de société Candy Land, dans lequel les joueurs courent sur une piste colorée et sinueuse pour atteindre leur destination.

Malgré ce vernis d’innocence, des détails tels que la robe de la jeune fille en coton gallois, une matière bon marché et inconfortable portée par de nombreuses personnes réduites en esclavage, la barre de chocolat Brown Mule à droite symbolisant les quarante hectares et une mule promis aux familles anciennement réduites en esclavage après la guerre civile, et les caricatures racialisées accueillant les spectateurs à Dixie Land à gauche de la jeune fille, représentent certaines des dures réalités de l’enfance noire dans le Vieux-Sud.

Slow Poetry #1 – Chawne Kimber – 2018

Sur fond de patchwork de blue-jean et sous la forme de la tendance à la poésie magnétique des années 1990 (des mots sur des magnets qu’on mélange), ce quilt propose une série d’affirmations qui parfois se répètent ou génèrent de nouvelles affirmations lorsqu’elles sont réarrangées. Des fils lâches pendent du denim, refusant les finitions et les limites nettes.

Chawne Kimber a cousu ce quilt à la main lors de longs trajets en voiture pour rendre visite à sa mère malade en Caroline du Sud, au cours desquels elle a également réfléchi au paysage physique et historique des États-Unis. Le denim honore les racines de son père en Alabama, où le coton était autrefois roi, et les fils d’indigo honorent l’héritage de la Caroline de sa mère.

J’apprécie beaucoup cette artiste qui m’inspire depuis des années.

 Les quilts traditionnels suivent une géométrie rigide.
L’improvisation, c’est comme du jazz, tu te mets à jouer. Tu travailles avec tes ciseaux et tu obtiens un style unique qui n’est pas limité par les angles standard. Pour moi, c’est une échappatoire aux maths.
Chawne Kimber, professeur de mathématiques, quilteuse

(interview ici)

Admirez la qualité de l’accrochage de cette exposition,
la vision du dos possible pour certains quilts,
les spots éclairant parfaitement chaque oeuvre :

Je pourrais passer encore des heures à vous raconter chaque quilt, certains sur des scandales environnementaux concernant des quartiers peuplés de Noirs majoritairement, des lois iniques, des injustices, mais aussi des héros et des héroïnes… Les sujets sont larges et infiniment riches. Finissons avec la vue de quilt de Betty qui, elle, sauvegarde un précieux savoir-faire afro-américain :

Quand Betty passe à la télévision, elle ne manque jamais de parler de sa French Sister… moi ! C’est vrai que nous sommes amies intimes, comme une évidence guidée par les étoiles. Je viens de lire l’article qu’elle a publié dans le blog de son éditeur, le renommé C&T Publishing, elle me met de nouveau en avant… Si vous comprenez l’anglais, lisez cet article : elle raconte en détails comment elle a choisi les tissus pour mon si beau cadeau avec toutes les intentions qu’elle y a mises, c’est impressionnant et montre les attentions de cette femme admirable. À noter qu’on peut commander son tote bag aux USA, un produit dérivé du livre créé par cet éditeur, imprimé de la photo du quilt que j’ai chez moi, l’inestimable cadeau qu’elle m’a fait en 2018… Je crois cependant que le faire venir en France serait un peu risqué, avec les douanes de plus en plus gourmandes.

Betty I am so proud of you!
And thank you for your photos for this post 💖.

Si vous avez la chance d’aller à Washington ce printemps,
vous saurez que visiter !
Katell

12 commentaires sur « Betty au SAAM »

  1. En lisant ton article, j’ai ta voix qui est là en même temps et je t’entends nous raconter cette si belle exposition et les quilts qui y sont exposés. Ton amie méritait bien cette reconnaissance pour ce qu’elle a réussi à transmettre aux autres générations. A travers l’océan, le fil ténu du patchwork vous relie encore et toujours .

    J’aime

    1. Remerciements à Carolyn Mazloomi qui a su très tôt déceler la voix singulière de ces femmes, et qui a consacré une partie de sa vie pour qu’elles deviennent audibles.

      J’aime

  2. Merci Katell pour vos articles tous aussi passionnants les uns que les autres.

    J’ai appris beaucoup de choses grâce à vous.

    Bien affectueusement

    Marie-France

    J’aime

  3. Merci Katell pour ce bel article et ces magnifiques quilts. Que cette exposition soit à Washington est encore plus symbolique en ce moment! Quelle force ces artistes font passer dans leurs quilts! Et Betty est toujours aussi magnifique!

    J’aime

    1. J’ai grincé des dents en lisant quelques commentaires sur le compte FB du musée : certaines disent : « allez-y vite avant que le dictateur orange ne l’interdise » – « attention exposition woke, donc subversive » etc. Pauvre Amérique, complètement déboussolée par les orientations de son Président.

      J’aime

  4. Oups, je crois qu’il faut être un peu optimiste, et croire à une Amérique qui devienne un peu apaisée. Ce doit être possible, chacun doit y mettre du sien, le pb c’est que dans presque tous nos pays sois disant démocratiques , la démocratie bat de l’aile.

    Je vais être positive , la patchs sont magnifiques mon préféré est le troisième avec la mascotte africaine. Nous fûmes en famille à Washington l’été 1995 et ce qui nous a surpris au Smithsonian American Art Museum l’entrée était gratuite, j’en étais enchantée, abordable pour tous. Du reste tous les musées du Mall l’étaient sauf celui de la conquête spatiale.

    Tous ces patchs sont exceptionnels un vrai régal pour les yeux mais aussi un bienfait pour l’esprit et pour la reconnaissance des maltraités de l’histoire.

    Merci Katell pour la qualité de ton blog.

    J’aime

  5. Thank you for such a thoughtful article. I have Dr. Carolyn Mazloomi to thank for my being in her collection and therefore in the museum. She like Katell has been a great fan of my work since the beginning. I am thrilled to be in the room with such fantastic fiber artist. Having a quilt in the permanent collection of the Smithsonian is something I never imagined. This is the mountain top for me.

    Thank you sister for all you kind words and thank you to all your readers that have admired my handmade pinecone quilts. Many of us have learned so much from you through these articles and you have broadened our horizons.

    Always with love.

    Betty

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.